Elle se sentait perdue dans la brume des visages moroses, dans les silences assoupis, dans l'odeur âcre des lassitudes matinales. Il lui fallait travailler. Elle lui fallait presser son large corps contre la chair flasque qui constituait le principal ingrédient, riche en graisse, pauvre en protéines, du train de banlieue. Parfois, il arrivait à la dite chair de protester, des plaintes timides qui s'évanouissaient aussitôt à la vue de sa masse imposante. On lui faisait toujours de la place, elle n'avait jamais à demander pardon. Elle n'aurait jamais à s'excuser. Ils étaient trop conscients qu'elle pouvait tous les écraser en tombant, ou les piétiner à mort sous l'effet de la panique, ou de la colère. Elle était l'être le plus dangereux du train et pour rien au monde ils ne l'auraient brusquée. Mais ils ne pouvaient s'empêcher de jeter des regards en biais sur la tête décornée, sur ses flancs émaciés et ses mamelles pendantes, vidées depuis longtemps des rebondis rosés de la jeunesse.

Elle avait entendu maintes fois ce mot terrible, "abattage", enfoui sous le fracas des wagons bringuebalants, murmuré par des lèvres sèches et tristes. Ils avaient peur d'elle, mais ne la respectaient pas. Ils savaient qui elle était, pourtant, elle qu'on appelait autrefois Grasse. Et grasse elle avait été, il y a longtemps, avant même qu'aucun d'eux ne fût né. Alors que le train se jetait en hurlant dans un labyrinthe de tunnels obscurs, venaient à sa mémoire les fragments heurtés de sa vie en Egypte, dans les pâtures limoneuses du Nil, ces jours heureux et paisibles au milieu de ses soeurs. C'est alors que les Maigres avaient surgi, sept furieuses venues du fond du fleuve. Ses six soeurs avaient péri, dévorées sur place, elle seule s'était enfuie. Plus tard, elle avait embarqué sur un navire marchand, en partance pour le Nouveau Monde, et elle n'avait eu aucun mal à trouver du travail, d'abord dans le New Jersey, puis dans les Grandes Plaines, puis, toujours plus à