Le gars de l'autre côté est carrément laid. Il a des bajoues, une moumoute, des ailerons écornés. Et il se laisse aller. Algues et coquillages lui poussent dessus en toute liberté. Plusieurs fois par jour, il me lance ce qu'il croit être un regard enjôleur. Je lui répond qu'il est L A I D, et d'autres choses plus grossières. Malheureusement, il ne peut m'entendre, car la vitre qui nous sépare est encore plus épaisse que lui. Et, bien sûr, il ne lit pas sur les lèvres. Etre un employé de bureau, ou toute autre espèce d'employé, et une employée par dessus le marché, est déjà suffisamment pénible. Il est pourtant devenu habituel que l'on exige de vous une entente parfaite avec les collègues, pour le grand bien de la compagnie. De temps à autre, on en trouve un avec qui on peut faire ami-ami, voire avec qui on peut sortir, et plus si affinités. Mais tous les types que j'ai vu passer ici avaient l'air ravagé. Les filles ne sont pas mieux loties. Au moins, il n'y a pas de compétition sur ce plan là.
Passons donc à des choses plus sympathiques. Moi, au moins, je sais qui je suis. Dégourdie, résistante à la routine, mignonne. Je suis née avec cette peau gris-bleue, si merveilleusement douce, que mon hideux voisin rêve de... (mieux vaut ne pas y penser ; pourtant, c'est une sorte de compliment). J'ai des ouïes en parfaite santé comme ils en réclament dans les offres d'emploi. J'ai ces rangées bien ordonnées de petits crocs perlés, qui ne cesseront jamais de pousser, un rang remplaçant l'autre, jusqu'à ma mort, et qui m'aideront bientôt à me taillader un chemin jusqu'au sommet. Car ces parois de verre ne me retiendront pas longtemps. Hier, alors que je me penchai pour ramasser des papiers, j'ai remarqué ces minuscules fissures au fond de l'aquarium. Je ne leur donne pas deux mois avant qu'