Nous y sommes ! Nous avons enfin séparé l'esprit de la chair ! Enfin ! Il nous a fallu deux mille ans pour en arriver là, deux mille ans à se priver de ci ou de ça, deux mille ans de positions sexuelles intenables, deux mille ans à se lever tôt, deux mille ans d'ennui. Et tout ça dans l'espoir ? si infime ? qu'un jour, nous serions libres. Et maintenant nous le sommes. Notre corps ne contrôle plus notre esprit. " Nous " sommes de purs êtres d'éther, galopant comme des bisons sauvages dans les vastes prairies de l'espace et du temps (c'est une image). Comme cela est beau. Il y a un hic.
Il y a toujours un hic.
Et le hic est que nous ne pouvons contrôler notre corps, car le système marche - ou plus ne marche plus - dans les deux sens. Et parce que notre corps est libre, lui aussi, sa nature capricieuse peut s'exprimer sans les contraintes habituelles de la volonté. Et le corps est bruyant. Il est grossier. Il est vulgaire. C'est un obsédé. Son grand plaisir est de faire souffrir cet animalcule, l'esprit, qui flotte autour de lui en grand désespoir. Et ils disaient que la libération des contingences corporelles conduisait au bonheur parfait... Mais qu'est-ce qu'un bonheur qu'on ne peut ressentir, faute de sens ? Nos esprits sont des calculettes errantes, et nos corps les chassent comme des papillons rares. Et qu'arrive-t-il quand un corps rattrape un esprit ? Mystère, nous n'en savons rien. L'esprit disparaît de nos écrans radars, un " bip " et puis c'est tout. Peut-être sont-ils réunis, peut-être l'esprit part-il dans une grande poubelle métaphysique. Nous n'en parlons pas entre nous. Notre terreur existentielle est bien plus grande qu'à l'époque de nos attaches terrestres, mais le reconnaître serait