Depuis le promontoire rocheux où il avait mené son cheval, le berger avait beau scruter la plaine. Il ne voyait rien, rien d'autre que la poussière ocre qui recouvrait la terre. Il pouvait distinguer, ça et là, les nuances plus sombres, mouvantes, marquant la présence indistincte d'hommes, d'animaux, ou de wagons bâchés, à moins qu'il ne s'agît des fantômes furibonds d'habitants précédents, réveillés dans leur sommeil. La poussière était un manteau épais de limon poudreux, d'os broyés et de litière animale. Elle mettrait des jours à retomber, une fois le troupeau passé. Elle ne se reposerait pas tant qu'une créature vivante bougerait en elle. Et les créatures bougeaient, et souffraient. Les plus fragiles cracheraient leurs poumons jusqu'à ce que mort s'ensuive. Le berger avait conduit des troupeaux maintes et maintes fois, et il savait que la poussière était une amie sûre. Elle les dissimulait à leurs ennemis, elle exagérait leur taille, elle effaçait leurs traces. Leurs suiveurs, quelles que fussent leurs intentions, ne retrouvaient jamais le chemin de la terre promise. Même les odeurs s'envolaient, portés par les vents dans les quatre directions. Le berger inspira profondément, dit à sa monture d'en faire autant, et descendit de son poste d'observation. Il put bientôt discerner des formes dans l'obscurité terreuse, celles de b?ufs opiniâtres et de roues cerclées d'acier. Il put entendre le claquement étouffé des fouets, et les cris sourds des nourrissons. Le bétail passait, en un flot ininterrompu de têtes baissées, mais sous les capuches brillaient des yeux farouches. C'était un bon troupeau, obéissant et brave, qui viendrait accroître avec perfection le