Ruth Motherwell était une femme chauve, élancée, à la peau dorée et aux yeux assortis, qui ne manquait pas de troubler l'âme de ceux qu'elle croisait soir et matin dans les interminables escaliers de la ruche, surtout depuis que l'ascenseur était en panne et que la co-propriété refusait de payer des réparations au coût exhorbitant. Ruth ne pouvait pas se plaindre. Elle n'habitait qu'à mi-hauteur, au soixante-dix-neuvième étage. Et elle était jeune. Depuis les six mois que durait le conflit, elle sentait ses muscles et son coeur s'affermir grâce à l'exercice quotidien. Certains, des malchanceux du sommet, des vieux, des malades et des pauvres, vivaient de la charité quand ils n'étaient pas déjà morts de faim. Ruth Motherwell en avait aidé quelques uns au début, et puis son numéro était sorti.

Elle était donc tombée enceinte, avait accouché aussi vite que la loi le permettait et devait maintenant privilégier Kevin, son fils. Il n'était pas question que l'on fasse des jeux de mots sur elle, que l'on dise que la Motherwell n'était pas une bonne mère. Ayant Kevin dans les bras en plus de ses charges habituelles, Ruth avait donc arrêté de monter des poireaux à la vieille Mme Coombes, où de descendre la poubelle de Vito Genovese, qui n'avait plus ses jambes. Ruth en était triste, mais, sinon, la vie allait plutôt bien pour elle. Quand arriva la grande panne d'électricité de décembre, et que la ruche fut plongée dans le