Le jour où les vaches prirent le pouvoir, je me trouvai heureusement loin d'ici, étudiant les pingouins sur une île reculée, et dont aucun bovin n'avait jamais entendu parler. Mes collègues furent rappelés au pays pour défendre la civilisation contre le péril ruminant, et je restai derrière pour garder les lieux. J'avais de la nourriture, du carburant, et un petit avion.
Je suivis la guerre à la radio. Jour après jour, je fus le témoin de l'anéantissement de notre espèce, et de sa descente en esclavage. Puis les radios se turent. Elles quittèrent les ondes dans un tumulte de cris, de bruits de chaises renversées, de rafales de mitrailleuses. A un dernier meuglement de victoire succéda la paix mortelle du silence. Seule, une station orbitale que personne n'avait jugé utile d'arrêter continuait à diffuser son programme, une boucle automatique de chansons anciennes. La voix enregistrée, qui ne se fatiguait jamais d'annoncer avec enthousiasme les tubes de mon enfance, était mon seul lien avec le passé. Puis les batteries déclinèrent. Les Beatles se séparèrent pour de bon.
Les pingouins ne valaient rien comme compagnie. Dans la solitude, j'avais fini par tout savoir sur eux. Je décidai de rentrer à la maison. L'avion était en bon état, et il disposait de suffisamment de kérosène pour m'emmener jusqu'au port le plus proche, à deux mille kilomètres de là. Je pris quelques affaires personnelles et je décollai.
Je savais plus ou moins à quoi m'attendre. Si vous avez lu " La ferme des animaux " ou " La planète des singes " (mais pas " Demain les chiens ", qui est bien trop gentil ), vous avez déjà une idée . Mais là, c'était pour de vrai. Et les nouvelles qui nous étaient parvenues avant la défaite étaient glaçantes. Les vaches avaient séparé l'humanité en deux, les humains à viande et les humains à lait. Les humains à viande étaient castrés et envoyés dans des camps d'engraissement. Les humains à lait étaient inséminés artificiellement et traits deux fois par jour dans des combinats laitiers. Une poignée d'individus étaient utilisés comme reproducteurs et duraient un peu plus longtemps. Quelques hommes particulièrement agressifs étaient gardés pour les arènes, ou des taureaux courageux les affrontaient à cornes nues, à la grande joie des foules bovines. Tout le monde, ou presque, finissait à l'abattoir. Ce qu'il advenait du lait et de la viande faisait l'objet d'hypothèses. Les rares évadés, nos seuls témoins, ignoraient ce qui se passait hors des camps. On pensait que les vaches utilisaient les produits humains comme salaire pour leurs auxiliaires, les chiens, chats, singes et porcs qui faisaient une partie du sale boulot. Depuis que les radios étaient mortes, il m'était impossible de savoir comment le système avait évolué.
Le paysage était magnifique, une mer roulante de collines herbeuses, ponctuées de tâches blanches, vaches ou moutons. L'empreinte de l'homme était toujours visible. L'entrelacs des routes, le dessin des champs étaient à peine dissimulés par la végétation conquérante. Je descendis deux fois en rase-mottes pour examiner les restes calcinés d'un corps de ferme, dont quelques tuiles rouges brillaient au soleil. L'apparition inattendue d'un homme en liberté fut accueillie par des meuglements vibrants, qui couvrirent momentanément le bruit du moteur.
Comme je me rapprochai de la ville, le panorama se fit plus sinistre. La nature avait fait de son mieux pour cacher la tragédie, mais il lui faudrait des siècles pour enfouir les derniers souvenirs de l'humanité. Les carcasses de voitures occupaient encore les rues, abandonnées là où leurs occupants avaient préféré fuir à pied, lors de la plus grande corrida que le monde ait connu. Je laissai la cité morte, et poussait vers le nord, en direction de l'aérodrome.
Un troupeau entier m'attendait. Veaux, vaches, taureaux, génisses, b?ufs vieillissants, bovins de toutes races, tailles et couleurs, alignés de part et d'autre de la piste. Il me revenait d'avant-guerre des images d'animaux paisibles et bêtes. Je coupai le