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Le chantier
Le chantier


Quand il fut demandé à Alfred Tennenbaum de créer quelque chose appelé un être humain, il en fut à la fois heureux et bien embarrassé. En ces temps difficiles, une commission d'une telle importante rendrait l'hiver moins rigoureux pour la famille Tennenbaum. Par contre, il n'avait pas la moindre idée de ce qu'était un être humain : il craignait que la moindre erreur de sa part n'eût de tragiques conséquences.

On lui avait donné une longue liste de spécifications. La chose devait avoir quatre membres, comme un chien, mais marcher sur deux, comme un poulet. Il lui faudrait dessiner deux modèles, un mâle et une femelle. Le mâle devait être doté d'un pénis, ressemblant plus ou moins à celui d'un âne, mais en beaucoup plus petit ; la femelle devait avoir deux mamelles, placées entre les pattes avant, comme chez l'éléphante. Alfred était trop jeune pour avoir participé à la conception des chiens, des poulets, des ânes et des éléphants, mais il connaissait d'anciens membres de ces équipes, et cette partie purement architecturale ne l'inquiétait pas trop. Il lui faudrait récupérer de vieux plans et démarrer à partir de là. Ce qui lui donnait des sueurs froides, c'était que l'être devait avoir un cerveau, et un cerveau suffisamment autonome pour comprendre ses propres actions. Pire, il devrait être capable de prendre des décisions conscientes. Pire, il devrait être capable de prendre de mauvaises décisions. Alfred envisagea de quitter la ville sur-le-champ. Mais pour qui le prenait-on ? Pour une sorte de dieu ? Il était déjà assez difficile de fabriquer des choses qui fonctionnaient, mais comment construire des choses qui ne fonctionnaient pas ? Et les spécifications allaient de pis en pis. Capacité à rire (mais où était le gars qui avait travaillé sur les hyènes ?). Susceptible de violence gratuite et livré avec un réservoir de bonté pure. Créatif. Abruti. Soumis à ses instincts. Doté du libre arbitre. Et ainsi de suite.

Alfred appela quelques personnes ce soir là, leur demandant conseil sans trop en dire, car il était tenu au secret professionnel. Quand sa femme Mina vint le rejoindre dans le lit conjugal, il avait envie de pleurer. C'est un piège. Quelqu'un m'en veut. Je n'y arriverai jamais. On serait aussi bien morts, dit-il à Mina. Bon, dit-elle, tu te rappelles mon amie Lilith ? La grande brune aux cheveux bouclés ? Oui, dit Alfred en hésitant un peu (il se souvenait très bien de Lilith, mais il n'avait certainement pas envie d'en discuter avec sa femme). Ce dont tu ne te rappelles pas, mon Alfie, dit Mina, c'est qu'elle était chef d'équipe sur le projet Singe. Alors, si tu veux bien que je lui en parle, elle