Création réalisée en 2001
"La salle de classe" est une image supposée photoréaliste. Je dis bien "supposée", car son origine numérique est assez évidente. Avec l'avènement, en 2000-2001, de moteurs de rendu tels que Messiah ou Brazil capables de produire des images parfaites du point de vue de leur photoréalité, des modestes tentatives sous POV-Ray comme celle-ci sont déjà dépassées. Cependant, "La salle de classe" est suffisamment photoréaliste pour que des personnes moins au courant des derniers développements en matière d'informatique graphique puisse dire "oh, on dirait une photo" (tandis que quelque chose, au fond d'eux-même, leur dira le contraire). Mais tout d'abord, voici la photographie originale :
Le monde de la 3D, en général, adore l'idée d'images informatiques si réalistes qu'elles peuvent être confondues avec des photos. L'intérêt industriel est manifeste : à terme, l'utilisation d'images 100% photoréalistes peu coûteuses en lieu et place d'accessoires, de décors ou de figurants bien réels mais chers devrait permettre de baisser les coûts. Cependant, la fascination pour le photoréalisme va au delà du simple intérêt économique. Dans les cultures occidentales, les images d'un réalisme extrême n'ont jamais manqué de provoquer des ooh et des aah d'admiration chez le public, qu'il soit ou non intéressé par l'art. Les trompe-l'oeil ont été une source ininterrompue d'amusement populaire depuis l'antiquité: selon Pline l'ancien, un artiste grec du nom de Zeuxis peignit un jour des raisins si réels que des oiseaux vinrent les picorer.
Le mouvement hyperrealiste/photoréaliste des années 1960/1970 peut être débattu selon diverses perspectives. Si un paysage urbain de Richard Estes peut être considéré comme relevant d'un tradition picturale remontant à Vermeer et au-delà, d'autres peintres, come Gerhard Richter, ont été davantage intéressés par les aspects conceptuels de la reproduction picturale de l'image photographique, y compris dans celle de la reproduction de ses artefacts (flou de mouvement ou de profondeur de champ). En imitant des photographies, on pourrait dire que l'artiste remet en question son statut de créateur, puisque ni son point de vue, ni l'acte de peindre ne lui appartiennent plus vraiment.
Cependant, quelles que soient les arrières-pensées conceptuelles de l'artiste photoréaliste, le public accueille ce type d'image avec la même excitation innocente et enfantine. A l'arrivée, ces images, même les plus insignifiantes d'entre elles, bénéficient d'un popularité et d'une valeur commerciale soutenue. Mais pourquoi les gens les apprécient-elles autant ? Avant de tenter quelques réponses, je dois signaler qu'une discussion plus "éduquée" sur ce thème est disponible ici (et en anglais).
D'abord, nous admirons la virtuosité. C'est non seulement une manifestion extrême du talent, mais elle est vue comme l'aboutissement et la preuve d'un travail poussé, d'un entraînement long et difficile. La virtuosité, en quelque sorte, sent la sueur. Qu'il s'agisse de peinture, de musique, de finances ou de sports, nous aimons la personne capable de faire ce dont nous sommes incapables. Cependant, la virtuosité n'est pas toujours décelable, faute de références. En peinture, il se trouve qu'une mesure simple, évidente d'un certain type de virtuosité est la capacité de l'artiste à imiter la réalité: tout le monde peut se croire capable de porter un jugement sur ce point. Ma grand-mère, qui détestait Picasso à cause des "yeux et des nez de travers", n'aurait pas eu de problème avec l'image ci-dessus.
Ensuite, nous voyons dans la capacité de l'artiste à représenter le monde de façon réaliste une mesure de la compréhension qu'il en a. Il y a quelque chose de quasi-divin dans la capacité d'un être humain à reproduire de façon crédible la complexité de ce qu'il perçoit. Nous préférons même la copie à l'original. Des millions de personnes ont payé pour voir Dustin Hoffman jouer un autiste et ont applaudi le réalisme de la prestation, mais combien iraient voir un documentaire sur le même sujet, ou iraient fréquenter des autistes ?
Enfin, nous aimons tromper nos sens. C'est un jeu, c'est amusant, c'est excitant, tout comme les spectacles de magie ou les miroirs déformants.
Est-il besoin d'ajouter que la virtuosité n'a rien à voir avec l'art : ce n'est qu'un des chemins pouvant mener à la réussite artistique. On peut chanter faux et provoquer un émotion profonde chez celui qui écoute. La représentation de la réalité n'a pas besoin d'être photographique pour être exacte. Une réprésentation n'a pas a être exacte. Il n'y a pas d'exigence absolue à représenter la réalité. Et qu'est-ce que la réalité, sinon un tour de passe-passe des sens, comme peut maintenant l'affirmer tout spectateur de Matrix ? Ce que nous appelons "réaliste" n'est d'ailleurs souvent qu'une version idéalisée d'un original auquel nous n'avons parfois plus accès. Comment un dinosaure de Jurassic Park peut-il être "réaliste", puisque personne n'a jamais vu de dinosaure ?
Ce genre de débat philosophique un peu oiseux pourrait continuer longtemps. Je résume donc : artistiquement, le photoréalisme dénué d'un point de vue n'a aucun intérêt. (Je ne me hasarderai pas ici à définir ce qu'est un point de vue : disons seulement qu'il se manifeste par la volonté de dépasser la simple représentation). Quand les images informatiques photoréalistes seront devenues banales, la fascination qu'elles exercent pourrait diminuer. Mais je peux me tromper. Après tout, l'image pornographique et l'image violente, même crues et dénuées de point de vue, conservent aujourd'hui une grande part de leur potentiel de fascination.
"L'oiseau mouillé" a gagné le concours IRTC en avril 2000. Cette image a été plusieurs fois débattue, lors de sa participation (certains pensaient qu'il s'agissait d'une photographie et se sont plaint d'une violation des règles), et plusieurs fois dans des forums d'image de synthèse. Les "pour" et les "contre" se résument à ceci :
Pour : "C'est une bonne image car elle ressemble à une photo, d'ailleurs je me suis fait avoir."
Contre: "C'est idiot. Si l'auteur voulait faire une image réaliste de New-York, il n'avait qu'a y aller avec un appareil photo." Ou "Tout le monde pourrait en faire autant avec Photoshop."
C'est un peu décevant, forcément. Si les "pour" comme les "contre" ne retiennent comme critère de jugement que l'aspect photoréaliste de l'image, c'est que je n'ai pas réussi à la rendre intéressante par d'autres aspects. C'est que sa composition, son organisation, sa signification même ont échappé aux spectateurs. Cela signifie qu'en dépit de mes efforts, elle manque du "point de vue" dont je parlais plus haut. Si l'image n'avait pas été photoréaliste, aurait-elle été remarquée ?
Pourtant, je reste persuadé que, dans ce cas précis, une certaine photoréalité était nécessaire pour que l'image fonctionne. Comment, dans le cas de la Salle de classe, en suis-je arrivé à faire à nouveau une image photoréaliste ?
Ce devait être une image d'anges. Non pas que je croie aux anges, ou que j'apprécie l'espèce de tambouille païenne pseudo-religieuse qui va avec. Simplement, les anges, en tant que créatures de fiction, mythiques, interculturelles, sont certainement un sujet intéressant. Le film de Wim Wenders "Les ailes du désir" (Der Himmel über Berlin, 1986) est là pour témoigner que le thème, quand il est traité avec la distance nécessaire, peut être remarquablement touchant.
Le concept initial traitait de deux personnages placés dans une pièce faiblement éclairée : une femme assise en robe rouge et un homme en costume sombre se tenant derrière elle, légèrement sur le côté, proche sans la toucher. Les deux personnages nous feraient face. Leurs corps seraient visibles, mais leur visages seraient noyés dans l'ombre. L'homme - l'ange - n'aurait pas d'ailes. Sa nature angélique serait révélée par son allure réservée, doucement protectrice, ou au pire par le titre si je n'arrivais pas à rendre la scène suffisamment explicite.
Cela ne devait pas être une scène réaliste. La pièce devait être nue, sans meubles à part la chaise sur laquelle la femme serait assise. Il n'y aurait pas de source visible de lumière, telle qu'une lampe. L'ensemble devait ressembler à une scène de théâtre. Cela semblait assez simple au départ.
Je lançai donc Poser et, très rapidement, je posai, exportai et convertissai deux modèles de base, homme et femme, qui me serviraient de mannequin de test jusqu'à ce que je les remplace par les modèles plus détaillés Victoria et Michael de DAZ. Je leur créai des textures simples, puis je travaillai sur la pièce elle-même, en fait quelques boites. Il était évident également qu'une bonne part de l'éclairage dépendrait de la radiosité. Après quelques heures de travail, j'obtins la version 3 ci-dessous :
C'était un bon début, avec son lot de problèmes. On peut voir que la femme porte des pantalons et non une robe. Il s'agit d'un simple modèle Poser 3, mais comme je devais le remplacer à terme par Victoria, je me souvins que la garde-robe de cette dernière ne contenait pas de modèle de robe pouvant se plier au genoux (et je ne voulais pas de mini-jupe, question d'ambiance). Et Michael ne disposait d'ailleurs encore pas de costume trois-pièces... Bon, cela n'était pas encore trop grave car j'avais encore du travail avant d'en arriver là.
Plus ennuyeux était le problème de l'éclairage. Dans l'image ci-dessus, l'effet désiré est bien là, avec les visages laissés dans l'ombre. Mais l'impression générale est qu'ils regardent la télévision, ou qu'ils font face à un spot violent, ce qui est d'ailleurs le cas. Je testai de nombreuses solutions d'éclairement - positions, angles, intensités, "fading" -, ainsi que des formats d'images divers. Aucun essai ne permettait d'obtenir une lumière diffuse, douce, qui cesserait près de leur visage.
La pièce du fond se révéla être un autre casse-tête. Elle me semblait nécessaire pour "approfondir" l'image, tant visuellement que conceptuellement. Rien de tel qu'une porte ouverte pour titiller l'imagination du spectateur, sans oublier que les anges sont de types variés: certains sont déchus. La lumière orange permettait de créer un contraste entre le bleu à la fois réconfortant, calmant et un peu froid de la pièce principale et la tentation (?) attendant nos héros de l'autre côté de la porte. Là encore, j'essayai des solution diverses de combinaisons de couleur et d'intensité. Rien à faire : il y avait toujours quelque chose de bancal dans cette affaire.
J'arrêtai donc les frais sur ce concept-là, et je passai à autre chose, comme on peut le voir sur la version 8 ci-dessous.
Cette image est plus réaliste, moins théâtrale, plus proche de l'illumination d'une pièce réelle que la précédente. Le contraste est inversé, et maintenant les personnages sont plus sombres, uniquement éclairés par la radiosité. C'était pourtant loin d'être satisfaisant. Bien que la pièce en jaune soit plus flatteuse que celle en bleu des essais précédents, la robe rouge, par exemple, jure avec le jaune et on perd l'idée du contraste (la tonalité de l'image est intégralement chaude). Habiller la femme en noir la faisait ressembler à une veuve. L'habiller en blanc la rendait jaune du fait de la radiosité. L'éclairage rendait également nécessaire l'utilisation d'une area light qui, une fois paramétrée correctement et combinée à la radiosité, aurait un effet désastreux sur le temps de rendu. En conséquence, après avoir bidouillé un peu l'image sans grand espoir, je balançai le tout à la poubelle pour la seconde fois. Mais je n'étais pas à court d'idées, comme en témoigne la version 9 :
L'effet visuel des stores vénitiens est intéressant, sans plus. On s'éloigne sans espoir de retour du concept initial. Il y a trop de lumière, les stores sont bizarres, comme dans une parodie de film noir. Comme la question vestimentaire restait entière, cela commençait à faire beaucoup de problèmes sans solution. Cette fois-ci, je bazardais le projet définitivement.
L'essai raté avec les stores me fit penser à une série de photographies que j'avais prises en 1994 sur mon lieu de travail. Il s'agissait d'un ensemble de vues de salles de classe et de corridors vides, éclairés par une lumière de fin d'après-midi. Je me rappelai en particulier la photographie montrée au début de ce texte, qui représente une salle de classe aujourd'hui disparue. Ce n'est pas une grande photo, mais elle me parut être le cadre idéal pour un projet "ange" totalement révisé et adapté à ce nouveau cadre.
D'abord, l'aspect angélique serait fortement atténué. Si le lieu devait être une salle de classe réaliste, cela nécessitait une fille plus jeune. L'image d'un homme tendant la main vers elle aurait une connotation forcément moins angélique. Réduire la présence de l'homme au minimum était une question de sécurité, sans compter que je résolvai d'un coup la question du costume trois-pièces !!! La fille étant plus réaliste, je n'avais plus besoin de la symbolique de la robe rouge. Une mini-jupe ou un short pouvait faire l'affaire dans ce contexte. Enfin, ce serait un nouvelle occasion de tester les capacités de la radiosité de POV-Ray (Megapov ou 3.5).
Une fois en chemin, le nouveau projet marcha (presque) comme sur des roulettes. Utiliser des photos comme référence unique libère l'esprit de bien des questions ! Je déduisis les dimensions des objets de mesures prises sur la photo (confirmées plus tard par mesure directe), et je commençai à modéliser la salle et ses accessoires. Très rapidement, j'obtins l'image suivante (version 1a) :
Après cela, ce n'était plus qu'une question de paramètrage de la radiosité et de l'intensité lumineuse, plus beaucoup de modélisation et de texturage pour les objets restants. La version 4 ci-dessous montre une jeune fille pensive et nue (un simple test, il a toujours été question de l'habiller) :
La version 5 montre une Victoria presque défnitive avec des habits corrects mais une coiffure erronée, tandis que la version 8 correspond pratiquement à l'image finale, quelques accessoires en moins. Noter la saturation croissante de la couleur de la porte. Pour se rapprocher de la photo, un peu de triche fut nécessaire : les composants du jaune furent portés à la puissance 1.8.
Les accessoires ont été modélisés d'après des objets réels. Il s'agit essentiellement de CSG et de textures procédurales (table, chaise, balais), plus de la modélisation avec sPatch (la corbeille, l'écran, les verres en plastique) et quelques height fields (le panneau de sortie, l'étiquette déchirée sur la table). Le tableau a été peint avec Painter Classic, et il est assez détaillé pour ne pas montrer ses pixels dans un rendu en 3200 x 2400. De la réflection floue a été utilisée sur le sol et les tables. Le chiffon (qui est uv-mappé) a été réalisé avec le patch "Clothray" de Christophe Bouffartigue disponible dans POVMan.
L'ombre de l'arbre a été obtenue en faisant un rendu d'un arbre en noir et blanc (celui utilisé dans Premières lumières). L'image de l'arbre a ensuite été rendue légèrement floue et une couche alpha a été ajoutée. L'image finale a été ensuite positionnée là où l'arbre devait être. Cliquez sur l'image de l'arbre ci-dessous pour télécharger le fichier complet (0.8 Mb, format PNG, 1860 x 2600 pixels):
Il y aurait dû y avoir une bouteille d'eau. Je passai un certain temps à la modéliser sous sPatch, mais sa seule présence eut un effet drastique sur le temps de rendu : réfraction et radiosité ne font pas bon ménage. Cela marchait mieux sans réfraction, mais je décidai finalement de me passer d'eau.
Je fis également un test de photon mapping (Cf. les réflections sur l'écran à droite de la photographie). Le test donna des résultats très probants, compte-tenu des incertitudes concernant la géométrie, la texture et la position des objets concernés. Malheureusement, pour des raisons de vitesse de rendu, je dus me passer des carreaux de céramique réflechissants que j'avais disposé sur la table...
La fille est donc Victoria, avec des cheveux par Kozaburo et un t-shirt du Victoria Clothes Pack. Elle porte un bracelet d'un collection de bijoux par Anton Kisiel (Renderosity). Son short est en fait celui de Michael : il est trop grand pour elle mais cela ne se voit pas trop dans cette position. La texture de la peau est rendue avec une modification (fournie par Vahur Krouverk) du skin shader disponible dans Povman. La tête de l'ange, qui n'est plus qu'une ombre sur le mur, est une tête d'homme Poser 4 avec des cheveux.
Un problème ne fut pas résolu : les artefacts de radiosité. Le paramètrage de cette dernière etait le suivant :
radiosity{
pretrace_start 1
pretrace_end 1
count 1600 error_bound 0.02
nearest_count 4
recursion_limit 1
low_error_factor 1
gray_threshold 0
minimum_reuse 0.015
brightness 2
adc_bailout 0.01/2
normal on
}
En dépit de ce paramètrage extrême, il me fut impossible de me débarasser des artefacts, très visibles sur le mur et sur l'écran. Cela est dû a une limitation de l'implémentation de la radiosité dans Mégapov 0.7 et POV-Ray 3.5. Le seul moyen de contourner le problème est d'éviter d'avoir des surfaces unies et lisses (Cf. "L'appel de la nature" pour une application de ce principe).
L'image finale prit environ 10 jours de rendu à 3200 x 2400. J'ai laissé comme tels les artefacts de radiosité. En revanche, j'ai retouché manuellement l'aspect granuleux des ombres douces, ainsi qu'un genou particulièrement osseux de la jeune fille.