Paris, le 17 octobre 1930
Chère Maman,
Je t'écris ces quelques mots pour te dire que tout se passe bien. J'ai commencé à travailler ce matin même à la Compagnie du Synchronisme Français, dans le service des Petits et Moyens Décalages. Comme tu peux l'imaginer, je ne suis qu'un des nombreux rouages de cette grande maison. M. Calamassi, le sous-chef de service, a dix-sept personnes sous ses ordres. Je suis bien loin de Cherbourg, et de la pharmacie de la place Vaubert ! Pendant que j'y pense, embrasse Mlle Laurent pour moi. Je reprend : mon travail est pour l'instant fort simple. J'écris les adresses sur les enveloppes, je colle les timbres et je vais les porter au service des Envois, chez M. Berthalon. Mais ce n'est qu'un début. M. Calamassi m'a dit (il m'appelle "mon petit Paul" !) que dans cette maison, ceux qui travaillaient dur étaient assurés de monter vite. Et tu connais ton Paul chéri, je n'ai jamais eu peur du travail. (?).
Paris, le 17 mars 1938
Chère Maman,
Je t'écris ces quelques mots pour te dire que tout se passe bien. M. Calamassi, mon chef de service aux Décalages, m'a dit avoir transmis un rapport très favorable me concernant au directeur de la division des Régularisations, M. Nicolaut. Peut-être serai-je transféré en janvier prochain. Il est vrai que le collage des timbres commence à me peser. Quand je pense à ce pauvre Mathurin, que l'on a dû renvoyer pour sa maladie. Il léchait des timbres depuis 1904 ! Au fait, j'espère que Mlle Laurent se porte mieux. Je reprend : je garde confiance pour l'instant, et je me dis que mon destin personnel n'est rien en regard de celui de la Compagnie. Je ne viole pas un grand secret en te disant que nous voguons dans des eaux bien agitées. Le Synchronisme Français va mal. Il y a du travail pour tout le monde, mais d'une certaine façon le synchronisme est affecté par les événements qui se déroulent ces jours-ci en Autriche. Les ingénieurs régulateurs ont du mal à adapter leurs machines, du moins c'est ce qui se raconte au réfectoire. Ah, ces ingénieurs ! Trois d'entre eux auraient purement et simplement disparu hier soir, avalés par une régulatrice DeLuxe Boyington. Et on les cherche encore ! Ils sont décidément impayables. Ça leur apprendra à ne pas acheter de matériel français. Le pauvre Mathurin a déjà été remplacé par un étrange bonhomme, éphyrin anneto, que tous appelons tous quand il a le dos tourné. En tout cas, il colle les timbres vite et bien ! Il aura encore plus de travail quand je serai transféré aux "Régules", comme nous les appelons. (?)
Paris, le 17 avril 1946
Chère Maman,
Je t'écris ces quelques mots pour te dire que tout se passe bien. M.Calamassi, notre directeur, a été fusillé il y a deux jours pour ce que tu sais, et, surprise, éphyrin anneto le remplace. Au fait, as-tu reçu mes fleurs à temps pour l'enterrement de notre pauvre Mlle Laurent ? Je reprend : M. a repris les choses en main, et semble décidé à nettoyer les services jusqu'à ce que la Compagnie soit nationalisée. Je sais que je n'ai rien à me reprocher, et tout le monde a pu voir pendant ces cinq terribles années combien je détestais les Boches. Et tu te rappelles comment je collais systématiquement la tête du Maréchal à l'envers. J'espère que tu as gardé les enveloppes de mes lettres, on ne sait jamais. J'ai toujours été gentil avec M. quand il était dans mon service (contrairement à d'autres, qui risquent de souffrir), mais peut-être ne se souvient-il pas de moi. Après tout, il est resté absent pendant trois ans, quand nous autres subissions au quotidien le joug de l'ennemi. Quoiqu'il en soit, le service fait le dos rond en attendant que l'orage passe, et ton fils chéri collera des timbres pendant quelques mois encore. Après, tout se tassera, et le futur de la Compagnie (ou plutôt de la Régie, comme elle s'appellera désormais) s'annonce brillant, si l'on en juge par les prévisions de perturbations. M. a un nouvel adjoint, M. Wilsinszki, qui est revenu de déportation il y a quelques mois. Ce Wilsinszki est paraît-il un crack, et il s'est engagé à retrouver les douze ingénieurs, les huit secrétaires et les dix-sept employés disparus depuis 1938 dans la salle des régulatrices Boyington (?).
Paris, le 17 décembre 1954
Chère Maman,
Je t'écris ces quelques mots pour te dire que tout se passe bien. Le directeur adjoint, M. Wilsinszki, m'a fait transférer aux "Régules". C'est un travail dangereux, car, comme tu le sais, on n'a jamais pu retrouver les personnes disparues dans la salle des machines (sauf une secrétaire, mais elle avait seulement fugué). Pendant que j'y suis, comment peux-tu me parler à nouveau de Mlle Laurent comme si elle était vivante ? Il faudra que tu m'expliques quand je te verrai la semaine prochaine. Je reprend: on va bientôt installer de nouvelles régulatrices. Ce sont des Western Derringer "électroniques", plus performantes et moins dangereuses que nos vieilles Boyington. Nous devons nous dépêcher, compte tenu des dyschronismes provoqués par les événements en Algérie. Je suis chargé de tenir à jour les livres d'utilisation, et il faudra donc que j'entre dans la salle plusieurs fois par jour. Curieusement, l'idée du changement me fait peur alors qu'elle devrait me remplir de joie. Et pourtant, que n'ai-je pas fait depuis vingt-quatre ans pour avoir ce poste ? Tu te rappelles, à la Libération,quand le couperet est passé si près, à cause de ces fichues lettres écrites à? Je préfère oublier cela (?).
Paris, le 17 janvier 1955
Chère Madame,
Comme suite à votre demande, je vous fais part des circonstances tragiques dans lesquelles votre fils, M. Paul Loncrin, a disparu prématurément. Employé modèle de la Compagnie depuis vingt-quatre ans, il avait été affecté récemment au suivi des livres d'utilisation de nos nouvelles Western Derringer. Le 5 janvier dernier, le service des Régularisations auquel votre fils appartenait a organisé une inauguration officielle de la grande salle des régulatrices. Les machines étaient recouvertes pour l'occasion d'un drap de velours rouge brodé aux armes de la Régie.
Etant le doyen du service, votre fils était chargé de tirer le cordon permettant de découvrir les régulatrices, puis d'actionner la manette électronique les mettant en marche. Plusieurs répétitions avaient eu lieu sans incident, et les ingénieurs et moi-même avions jugé l'opération très sûre, au point d'inviter notre Directeur Général, M. anneto, l'ensemble des chefs de divisions et des ingénieurs, ainsi que les représentants en France de Western Derringer. J'étais moi-même souffrant et absent ce jour-là, et je vous prie de croire que la honte d'être encore en vie est pour moi un fardeau quotidien. Selon Mme Da Feidaçao, une secrétaire qui a assisté à la cérémonie en regardant par le hublot de la salle des machines, il semble que votre fils ait tiré le cordon et actionné la manette comme convenu. C'estalors qu'un nuage blanc aurait envahi la salle, enveloppant tous lesspectateurs. M. Querdézé, un homme de ménage, dit avoir assisté à la scène depuis les fenêtres du bâtiment faisant face à celui de la salle des régulatrices, et pour lui ce ne serait pas un nuage blanc mais de grands éclairs bleus. Ces deux témoignages convergent cependant sur un point, à savoir qu'il n'y avait plus personne dans la salle une fois le phénomène - nuage ou éclairs - dissipé. Votre fils, mais aussi notre directeur M. , comme nous l'appelions affectueusement, ont entre autres disparu dans cette tragédie, sans que l'on en connaisse exactement les causes. Ayant longtemps enquêté sans succès sur des disparitions similaires au sein de la Régie, je ne peux guère vous recommander l'optimisme, quoique que je garde, étrangement,une certaine confiance dans M. , notre directeur. S'il peut revenir de là où il est, soyez assurée que votre fils reviendra également (...).
Gilles Tran © 2001 www.oyonale.com