Extraits des Riches heures de Ferenç Orzacsz, chef de rayon.
Jour des poissons
(?) Aujourd'hui, vers 17 heures, en ressortant acheter une petite bouteille de sauce piquante pour Magdalena, j'ai croisé sur le boulevard Vronstein un homme à l'allure étrange. Lui aussi me remarqua, car il détourna un instant la tête en ma direction. Son étrangeté n'était due qu'à la vague ressemblance qui nous unissait, quelque chose dans la forme du nez, le rapprochement des sourcils, une certaine façon de marcher en allongeant le pas. Il était plus âgé, légèrement voûté, et j'espère bien ne pas avoir cet air légèrement fuyant. Mais il y avait, comme on dit, quelque chose. J'en ai parlé à Magdalena, qui m'a demandé en riant si j'étais sûr de ne pas avoir un frère caché (?).
Jour des fleuves
(?) Ce matin, Magdalena a voulu savoir ce j'avais fait à mes cheveux. Elle les trouve plus drus, plus sombres. Je rajeunis ! Je lui ai juré que je n'y étais pour rien, elle ne veut pas en démordre. Vous les hommes, me dit-elle, pour vous faire avouer que vous aimez prendre soin de votre corps? Elle m'aime toujours, je crois (?).
Jour des pluies
(?) Vu un homme qui me ressemblait, encore un. Il était plus jeune que le précédent, et il ne m'a fait aucun signe de reconnaissance, alors que nous étions assis côte à côte dans le tram. J'ai peur que tout cela ne se passe que dans ma tête, un narcissisme à tendance délirante. Faut-il que je voie un médecin ? J'ai du mal à en parler à Magdalena, qui semble ces temps-ci toute habillée d'un doute mystérieux. Je peux la toucher, mais je ne peux la joindre (?).
Jour des neiges
(?) Déjeuné avec mon père, dont je suis une sorte de portrait de jeunesse. Je lui ai raconté mes histoires de sosies, et je l'ai questionné, à moitié sérieusement, sur les quelques bâtards qu'il aurait pu semer au hasard de ses pérégrinations. Si c'est le cas, m'a-t-il dit, ils tiennent congrès en ville, car j'en ai croisé deux en venant te voir. Et ça l'a fait rire. Mais c'est mon père, qui flotte au dessus du monde, hors de toute atteinte (?).
Jour des oscitoscinthes striées
(?) J'en ai compté dix-sept aujourd'hui. Ils sont de plus en plus nombreux. Ou devrais-je dire "nous" ? Certains se saluent entre eux (et nous nous saluons donc), et d'autres s'ignorent (et je les snobe superbement). Il y en a des toutes tailles et de toutes couleurs. Des garçons et des filles. Des chiens et des chats, disent certains (dont mon père). J'ai trouvé Magdalena devant son miroir, les mains sur le visage. Elle aussi ? Il faut que je lui parle, il faut que je lui parle (?).
Jour des balanites
(?) Assisté avec Magdalena à une réunion publique sur le thème que vous savez. Je me suis vu en plusieurs exemplaires à la tribune, que des noms connus. Ainsi, il paraît nous convergeons jour après jour vers une sorte de modèle terminal. La plupart d'entre nous partagent cette opinion (est-ce d'ailleurs si étonnant, notre convergence n'est pas que physique). Quant au point final, chacun croit en être plus proche que les autres, et, là encore, nous sommes tous d'accord. Le point de convergence a déjà un nom, murmuré à voix basse dans notre communauté, , dernière lettre de l'alphabet (?).
Jour des ruelles obscures
(?) De pire en pire, ou de mieux en mieux. Il n'y a plus que nous dans les rues. La dernière personne connue qui différait significativement de notre modèle, une petite vieille de quatre-vingt-dix-huit ans, a rejoint nos rangs aujourd'hui. Elle grelotte encore des mains, mais sa ressemblance est frappante. Et voilà ! Nous sommes notre propre invasion, notre propre génocide, tous différents et tous semblables. Combien d'entre nous, en ce moment même, tiennent un journal similaire à celui-ci ? On ne compte plus les théories. La dernière ? Nous serions les cellules de , les briques élémentaires de son corps en fusion. Mêmes gènes, et chacun son travail, qui à l'entretien, qui à l'alimentation, etc. Je refuse cette idée, car quelque chose est resté d'avant le changement. Nous n'avons pas perdu nos souvenirs. Magdalena reste Magdalena, même s'il elle est devenue une version fille de moi-même, et moi une version garçon de Magdalena. Quelques uns d'entre nous parlent même de mener bataille contre . Comment ? Ceci est une autre histoire (?).
Jour de la fraise sauvage
(?) Ce matin, un étranger est apparu dans le miroir. Il pointait son nez depuis quelques jours, mais cette fois il est sorti, presque brutalement, et a effacé en quelques minutes les résultats de plusieurs mois de -ification. Magdalena et moi avons presque hurlé en nous réveillant, chacun se demandant qui était cette personne couchée à ses côtés. Puis les inconnus sont tombés dans les bras l'un de l'autre en pleurant de joie. Notre ami aurait-il fini son jeu idiot ? Que reste-t-il de nous ? Qu'avons-nous gagné, qu'avons-nous perdu ? Le bilan reste à faire (?).
Gilles Tran © 2001 www.oyonale.com