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Traces

Sara Muirfoot, préface au "Guide Muirfoot des traces d'animaux sauvages". Editions Ce Monde qui est le Leur, 1994. Traduit de l'américain. © Sara Muirfoot, 1994.

Je suis née dans une ferme, près de Natoma Lake, Nebraska. Mes parents étaient des Congrégationnistes fervents. Nous étions isolés parmi les Baptistes de la région, et, pour cette raison,nous avions peu de contacts avec l'extérieur. Mon père prenait le pick-up deux fois par semaine pour aller à Natoma Lake. Il y vendait les produits de notre ferme, et il y achetait ce que Dieu nous autorisait à acheter. Une fois par mois, le pasteur venait à la maison pour ramener aux Principes ses brebis égarées. Mes parents étaient humbles et bons et je sais maintenant qu'il souffraient en silence de la solitude imposée par leur foi. Je ne m'en rendais pas compte à l'époque. Je n'était qu'une petite fille, et mon monde était différent du leur. Pour eux, la vie ici-bas n'était qu'un purgatoire où l'on expiait les pêchés commis par les Philistins : la vraie félicité était dans l'autre monde, et se gagnait à force de labeur. Heureusement, ils m'épargnaient au quotidien la rudesse de leur dogme :en pratique, j'étais libre. Quels pêchés aurais-je pu commettre, alors qu'il n'y avait personne à 5 miles à la ronde ?

Cela peut paraître ridicule, mais ma vie sociale se limitait aux animaux. Pas ceux de la ferme, ces créatures de Dieu que nous étions autorisés à sacrifier impunément,mais les bêtes sauvages. Je n'avais alors que deux livres dans ma vie(cela changerait bientôt, ne soyez pas inquiets). L'un était la Bible, que je connaissais déjà par coeur. L'autre était la terre, cet palimpseste des traces de pattes et des traces de plumes, lieu éternel d'écriture et de réécriture. A 12 ans, je savais déchiffrer une coulée de lapin, je connaissais une par une les familles de mulots,j'étais le témoin de leurs drames et de leurs joies. Je récitais les Psaumes, mais, en cachette, j'étais devenue la mémorialiste des garennes.

Je mis longtemps à découvrir ma propre dualité. Il était impensable d'en parler à mes parents, qui y auraient vu l'intervention du diable. Mais, d'une certaine façon, le diable intervint pour de bon.

En 1956, une vieille Ford verte s'arrêta dans notre cour. Un homme en descendit, vêtu d'un complet gris, froissé sans doute, mais d'un genre inconnu dans la région de Natoma Lake. C'était l'Oncle Zacharie, le frère perdu de ma mère, celui dont que l'on ne désignait ue par son initiale, , pour ne pas encourirle courroux divin. resta un long moment adossé à la portière de sa voiture, le regard caché sous son feutre. Pendant ce temps, et pour la première fois, mes parents se disputaient, une dispute à voix basse, grondante comme l'orage lointain. Mon père parlait de prendre le fusil, ma mère réclamait la clémence. mit tout le monde d'accord : il fit les quelques pas le séparant de notre porte, frappa une fois, entra

resta une semaine. Il était envoyage d'affaires à Sioux City, et il s'était détourné pour prendre des nouvelles de sa soeur. Mon père gardait le fusil à portée de main, et un oeil sur moi. ne parlait qu'avec ma mère.

Le dernier jour, la foudre s'abattit sur une des granges (car l'orage, le vrai, avait fini par arriver). Pendant que mon père, refusant l'aide de son beau-frère, luttait seul contre les flammes, me prit à part quelques instants. Il me parla de la ville, me dit qu'il me comprenait, et glissa un livre dans la poche de mon tablier. Je ne devais en parler à personne, même sous la menace des flammes de l'enfer. Ce soir-là, et sa Ford reprenaient la route vers Sioux City.

Le livre de était un psautier,celui des traces. Toutes, elles y étaient toutes. Celles que je connaissais, et les autres, celles de bêtes que je ne verrai que des années plus tard. Qui avait jamais entendu parler d'un oryctérope à Natoma Lake, Nebraska ? Mais avait patiemment ajouté d'autres traces : des empreintes de doigts, de mains,de pas, datées et nommées. Nizzi, un 17novembre, avait appuyé son pied nu et menu, enduit d'encre de chine, sur une feuille de papier posée sur le sol, dans une chambre du Rawhide Hotel, Columbine, Ohio. Beth avait imprimé ses lèvres sur le papier à en-tête des Northwood Sunny Cabins, Northwood, Kentucky. Et Zelda, Mollie, Laurene, et combien d'autresfemmes.

Des années plus tard, j'ai quitté la maison, emportant le psautier de et le mien. Je n'ai jamais suce que l'Oncle Zacharie était devenu. Il a, semble-t-il, effacé ses propres traces.

Voici les miennes.

Gilles Tran © 2001 www.oyonale.com