Ugo Spanglieri. Les dix-sept vies de Nizzi Vedora. Guido Mazetti editore S.p.A., Milano, 1988. Extrait du chapitre 1.
Dans le taxi qui l'emmenait, Nizzi Vedora se demandait pourquoi elle venait aussi brutalement de quitter son mari. C'était certainement une raison valable, sincère, indiscutable, dont elle ressentait toujours, mais sans se la remémorer, la douloureuse logique. Et où allait-elle ainsi, chargée de valises et de paquets, dans une ville qu'elle ne reconnaissait pas ? Le paysage qui défilait était celui d'une mégalopole grise, théorique, de longs rubans de bétons tissés ensemble. Les panneaux étaient neutres et lui indiquaient des noms inconnus. Elle chercha en vain un prétexte pour interroger le chauffeur sans paraître ridicule. L'homme, un étranger au nom imprononçable et rempli de épars, si l'on se fiait à la plaque d'identité fixée au tableau de bord, était peu bavard, faute sans doute de maîtriser la langue. Et il roulait sûrement trop vite. Nizzi Vedora partit seule à la pêche aux souvenirs. Elle ramena son nom (mais à quel prénom pouvait bien correspondre ce diminutif, Nizzi ?), son âge (47ans), son sexe (féminin) plus quelques octets inutiles concernant son habillement, le contenu de ses bagages, et la figure d'un mari anonyme, abandonné dans une chambre d'hôtel.
Temps pas beau ici, non ?, meilleur où vous aller ? Vous aller où ? Ce lui posait des questions! Elle improvisa. En France, dit-elle. Ah, France très bien, travaillé beaucoup avant, dans voie publique, sécurité, cheval, pêcheur aussi, plein de petits travail, mais eux expulser, alors venir ici. France très bien, mais taxi ici très mieux. Cet homme, se dit Nizzi, a plus de souvenirs que moi. Vengeance, se dit-elle. Et vous, d'où êtes-vous ? Silence, puis se mit a rire. Oh, question difficile, demander à père et mère si vous trouver. Venir de partout. Ici, là. Monde à moi. Moi appartenir à rien. Aujourd'hui taxi, demain autre chose ! entreprit de doubler un camion.Vous avez de la chance, dit-elle, mais tout le monde ne peut pas changer de vie comme ça. La plupart des gens ont des contraintes. Vous comprenez ce mot ? Elle était un peu irritée par le tour que prenait cette conversation. rabattit le taxi un peu rapidement, entraînant derrière lui des hurlements de klaxons. Contraintes ? Pas connaître. Personne contraintes. Tout le monde libre, dit-il. De la philosophie de comptoir, pensa-t-elle. Il ajouta, Vous, plus savoir qui vous être, vous plus identité, vous libre. Puis , s'avisant qu'un autre camion le précédait et entravait à nouveau sa liberté de conducteur, déboîta sans regarder dans son rétroviseur,heurtant de plein fouet la voiture qui s'apprêtait à le dépasser. Le taxi rebondit vers la droite, rendit leur indépendance plusieurs panneaux de signalisation, passa à travers le rail de sécurité,et déboula dans un champ où il fit plusieurs tonneaux. Nizzi Vedora ferma les yeux.
Elle les rouvrit dans une chambre bleu hôpital. Son corps lui faisait mal, mais elle pouvait bouger les orteils. Une heure s'écoula.
Une infirmière entra, accompagnée d'un sourire d'infirmière.Vous êtes réveillée, Mme Muirfoot ? Le médecin va passer bientôt. Vous avez eu de la chance, vous savez. Après un accident pareil, seulement des côtes cassées. On vous garde en observation quelques jours et puis vous serez libre de rentrer chez vous. Mme qui ? Et le chauffeur, demanda Nizzi Vedora, qui s'appelait maintenant Sara Muirfoot, il s'en est tiré comment ? Quel chauffeur ? dit l'infirmière, vous étiez seule au volant, vous ne vous rappelez pas ?.
Gilles Tran © 2001 www.oyonale.com