a. Lorsque Héraclès revint à Thèbes après avoir accompli ses Travaux, il alla voir son ami Daphurgée, avec qui, enfant, il avait combattu les chèvres sauvages du Téloditée. Daphurgée, fils de Ompheïstos et roi de Myléagie, avait depuis épousé Ulithare, fille du satyre Gélandios. Elle lui avait donné cinq filles, les Daphurgides, et un fils, Zédymon dit le Petit, car il tenait tout entier dans la main de son père. Daphurgée aimait beaucoup sa femme, mais il ne pouvait s'empêcher de lui reprocher la taille minuscule de son fils, qui le ridiculisait auprès de ses voisins (1).
b. Daphurgée s'en ouvrit à Héraclès. Il lui dit : "J'ai honte de mon fils Zédymon, que même mes esclaves appellent tellement il est petit (2). Crois-tu que je doive répudiersa mère Ulithare ?". Héraclès, qui désirait depuis longtemps la femme de son ami, imagina aussitôt un stratagème pour se l'approprier sans éveiller les soupçons de Daphurgée. Il lui dit que la petite taille de son fils venait de ce qu'il avait offensé les dieux dans sa jeunesse, et il conseilla à Daphurgée de partir sans attendre pour Tyrinthe, afin d'y faire les sacrifices nécessaires.
c. Daphurgée, poussant devant lui un troupeau, s'en alla donc. Pendant ce temps, Héraclès viola Ulithare ; mais comme elle ne criait pas pour se défendre, certains disent qu'elle lui avait donné rendez-vous. Quand il rentra de Tyrinthe, Daphurgée trouva Ulithare enceinte. Elle mit au monde un fils de grande taille, à la grande joie de Daphurgée, et ce fils fut nommé Mégadymon. , son demi-frère, était très en colère. Caché comme à son habitude dans les cheveux de sa mère, il avait assisté au viol, et savait que le vrai père de Mégadymon était Héraclès, et non Daphurgée. Il savait aussi que Daphurgée complotait pour le faire disparaître, afin de laisser le trône de Myléagie au beau Mégadymon, qui faisait meilleure figure (3).
d. s'accrocha aux oreilles du lièvre Lagothôos, qui était son ami. Sur son dos il parcourut le Péloponnèse, l'Etolie, la Thessalie et la Thrace, où il vécut de nombreuses aventures (4). Il arriva enfin en Paphlagonie, et retrouva la piste d'Héraclès, qui s'était mis au service de Bégimuse, roi des Paphlagons en guerre contre les tribus de la Bythinie voisine. sauta sur la crinière d'Héraclès, et le pria instamment de reconnaître Mégadymon comme son fils, et de le faire revenir près de lui. Héraclès essaya en vain de se débarrasser du petit Zédymon : il se secoua, il se plongea dans l'eau, rien n'y fit. Héraclès fit toute la campagne de Bythinie avec accroché à ses basques. Celui-ci le tourmentait de piqûres et de paroles assassines, quand ce n'étaient pas les taons, appelés par Zédymon, qui poursuivaient le héros (5). Epuisé par la rage microscopique de son adversaire, Héraclès finit par accepter le marché. Il fit rappeler Mégadymon à ses côtés, ce que Daphurgée, qui lui était redevable, ne pouvait lui refuser. Mégadymon fut tué au combat, Daphurgée en mourut de chagrin, et devint roi de Myléagie.
1. Ce mythe se rapporte aux modes de transmission du patrimoine qui avait cours dans le Péloponnèse et en Etolie à l'époque préhellénique. Le passage du matriarcat au patriarcat était sans doute mal vécu dans les populations éloignées des cités, et l'histoire du fils de Daphurgée, colportée par les prêtres Thébains, devait renforcer l'idée de la toute-puissance de la transmission patrilinéaire, incarnée ici par Zédymon, récepteur obligé du trône en dépit sa taille infime. La présence d'Héraclès dans le mythe de est sans doute une facilité narrative introduite par les prêtres, les qualités et les défauts d'Héraclès étant connus de tous.
2. Raccourcir un nom était une insulte extrêmement grave, qui valait normalement la mort à un esclave et le bannissement à un homme libre. Daphurgée et Zédymon sont des faibles de comédie, et non de tragédie.
3. Dans la tradition matriarcale, Mégadymon, fils d'Ulithare et non de Daphurgée, pourrait prétendre au trône, surtout si l'on considère Héraclès comme un meilleur géniteur que Daphurgée, qui n'a produit que des filles et un fils inabouti (mais non sans ressources, comme on le verra).
4. Le lièvre Lagothôos, qui se confond parfois avec Hermès, est porteur d'une symbolique complexe, où ruse et rapidité sont contrebalancées par une tendance au fanfaronnage, comme chez Esope. Les aventures de Zédymon et Lagothôos se retrouvent dans toute la Méditerranée, et survivent encore aujourd'hui sous forme d'histoires drôles. Par ailleurs, le trajet courbe des deux compères est aussi celui d'une des principales voies marchandes (Cf. la fin de la note suivante) du sud de la Grèce jusqu'à la moderne Turquie. A ce titre, la vision de cette particule ultra-rapide qu'est monté sur son lièvre serait une des premières métaphores connues du transfert d'information (avec le coureur de Marathon, bien plus tardif).
5. Toujours dans un souci de comédie prosélyte, les prêtres anticipent sur la destinée tragique d'Héraclès, qui tentera en vain d'arracher la chemise de Nessos et se plongera, sans plus de succès, dans les eaux du cap Cénée. Les taons étaient une plaie pour les éleveurs : la défaite d'Héraclès n'est pas aussi pitoyable qu'elle en a l'air (Cf. le mythe de Io). Enfin, on remarquera la mise sur le même plan des attaques physiques (les piqûres) et verbales (les paroles assassines, le marché final) : aussi fort que soit le héros, il devient sensible à la parole, qui peut résoudre les problèmes. Cet aspect du mythe de reflète aussi les changements sociétaux de l'époque préhellénique, eten particulier la transition de sociétés guerrières vers des sociétés marchandes.
Texte final et notes établis par Philip V. Simon, de la Robert Graves Society, avec le concours du Barney & Barney Insurance Corp.'s Fundation for Greek Studies. Le chapitre 17.4 ici reproduit a été publié en 1989, sous une forme différente, dans le Journal of Indo-European Mythological Research, 345 (12):234-238. © Robert Graves Society,1989. La bibliographie complète est disponible sur demande.
Gilles Tran © 2001 www.oyonale.com